mardi 28 août 2012

La transe

Yop!
 Un petit dessin commandé par un autre ami :)
 On m'a demandé d'y intégrer un texte, mais vraiment trop long, je préfère poster le dessin sans texte ici et je ne le posterai pas ici comme il est relativement long et ennuyeux. Donc à la place, je vous mets la nouvelle sur le thème de L'Ornithorynque suspicieux du dessin de la dernière fois :)

...


Le long piano à queue et les pattes qui couraient sur son clavier noyaient la salle sous une musique doucement entraînante et sophistiquée. Personne n’y faisait vraiment attention, mais on frappait du talon sans y penser, et on eût pu sans peine avec un peu d’attention apercevoir les notes d’ébène et d’ivoire rebondir de   façon classieuse sur les murs et les fenêtres de la boîte de jazz. Duke avait une façon bien particulière de frapper les touches, sans jamais y jeter un œil, son regard toujours dans le vague, ce qui ajoutait beaucoup de désinvolture à son jeu. C’est comme si l’harmonie se créait sous ses doigts sans qu’il le fasse exprès. Duke était, et de loin, la patte la plus virtuose du Webbed foot club. Nul n’y était meilleur ni plus endurant que lui pour ce qui était de l’improvisation. Mais Duke portait mal son nom, car Duke était un castor. D’aucuns murmuraient que son boulot était également mal choisi, pianiste dans une boîte fréquentée surtout par des canards. C’est que le Webbed foot était un vrai nid à vermine, là où se rencontrait le fleuron de la mafia canarde pour de sordides affaires de stups, et le trafic d’arme le plus bon marché de la région. Une forte castorophobie régnait dans le milieu de la pègre palmée, qui ne rechignait jamais devant une exécution sommaire de rongeur un soir de jour férié. Mais les rongeurs le leur rendaient bien, et rien de plus déterminé qu’un castor qui décrète la chasse au canard. On avait vu l’étang du coin tourner en bain de sang. Le tenancier pensait à changer le nom du club pour Red Sea. Mais Duke préférait ne pas y penser. Ses notes étaient un chant d’espoir, et ce qu’il espérait c’était émouvoir et faire danser chaque animal, castor, canard, lapin, chevreuil, sans distinguo parce qu’on est tous vivants et c’est même pour ça qu’on vit, danser et s’émouvoir.

Le reste du jazz band du Webbed foot se désaltérait au bar. Louie le trompettiste, castor de souche et fier de l’être en était à se seconde Pina Colada et prêtait une oreille distraite à l’impro de son compère castor. De l’autre il écoutait Ringo le canard, qui préférait la bière, se lamenter de la dévalorisation constante de son poste de batteur. Jeff, le contrebassiste, partageait une bouteille de whisky avec le chanteur Elvis, un canard charismatique, en parlant de choses et d’autres. Au bout de la table était assis Jerry, l’ornithorynque saxophoniste.
Jerry était métis, et n’appartenir à aucun camp lui faisait mal. Toute sa vie, les canards l’avaient traité de queue plate et les castors de poule mouillée. Toute sa vie on l’avait trahi alors il n’avait jamais appris à faire confiance. Pourtant Jerry avait du talent. Ses pattes palmées comme celles des plus grands saxophonistes canards jouaient sans effort sur tous les pistons, il avait en permanence la gamme entière des sons possibles à portée de ses mains extensibles, et son corps de castor lui conférait le souffle extraordinaire de cette espèce, le souffle brut, bien jazzy et bien soul, des marais à castors de la Nouvelle-Orléans. Jerry était un cador et lui et son saxo valaient cent fois Duke et le piano du club. Il avait au fond de lui la haine des grands jazzmen. A force de s’être fait haïr de toutes parts, d’avoir été souvent agressé, d’avoir presque fini noyé sous l’eau stagnante, Jerry en avait conçu une douleur secrète qui se traduisait en une véritable paranoïa quotidienne. Il était persuadé que chaque castor, chaque canard qui l’approchait voulait sa mort. Combien de fois il a cru y rester quand un habitant de l’étang l’a arrêté pour lui demander l’heure ! Alors il reste tapi dans sa hutte dans la mesure du possible, mais comme il faut bien vivre il sort parfois pour le studio ou pour le Webbed foot, qui l’emploie depuis déjà un bail. Il n’est pas bien payé mais n’a jamais réclamé davantage. Dans la profession on l’appelle l’Ornithorynque Suspicieux, à cause de sa reprise remarquée de Suspicious Minds, son plus beau score dans les charts. Mais quel autre que lui sait à quel point ce surnom est justifié ?

Jerry sifflotait son mojito, mélancolique. Ce soir il avait l’alcool triste. Le rhum à la menthe qui lui enchantait le palais lui faisait penser à d’autres horizons, à des plages de sable fin dans les Caraïbes où les couchers de soleil sont comme des aurores boréales, et où le vent marin caresse ton visage comme un baiser humide et fait juste un peu tanguer ton hamac entre deux cocotiers. Jerry composait déjà un blues dans sa tête quand Elvis le réveilla car c’était l’heure de monter sur scène. 
La première chanson était une reprise de Gentle on my mind, version Dean Martin. Jerry n’aimait pas Elvis. C’était un canard à canes prétentieux, qui avait une jolie voix mais qui chantait faux et n’en était arrivé là qu’à cause de sa belle gueule. Il en voulait à Elvis de porter si bien le nœud-pap’. Il lui en voulait d’avoir plus de femelles qu’il n’en faut à un seul mâle étendues à ses palmes. Il lui en voulait d’être un cliché, d’être banal et populaire, quand on le marginalisait, lui. Jerry adorait cette chanson et maîtrisait à la perfection toute l’étendue de ses accords groovy. Elvis venait de la découvrir et fredonnait du yaourt quand il oubliait les paroles, mais quand Elvis chantait toute l’instru n’était plus qu’un décor, un écrin pour sa voix. 
Jerry livrait sans concession son âme aux danseurs et aux buveurs du club qui ne l’entendaient pas, et se sentait comme une plante verte. Il n’était qu’un fonctionnaire du samedi soir, un musicos du dimanche, prisonnier d’un lac et de trois roseaux, alors qu’il s’était toujours rêvé grand artiste, acclamé par tous avec vue sur la mer. Il savait bien qu’il avait mérité son paradis sur terre, son petit bonheur d’ornithorynque égoïste, et que ce n’est pas sa faute s’il n’avait pas su l’obtenir, mais uniquement celle des autres. La faute des autres musiciens, qui vampirisaient son propre talent à leur compte, la faute de ses patrons, qui se servaient de lui, et de l’industrie du disque, qui se foutait de sa gueule. Où sont les millions qu’il s’était promis ? Et alors il se mit à dire Peut-être. « Peut-être que tous ici sont conscients de l’étendue de mon talent, et que personne me le dit pour continuer à me voir jouer à bas prix. Peut-être que tout ça n’est qu’une gigantesque conspiration. Peut-être que je les gène, qu’ils sont jaloux, racistes, qu’ils me tueront et que cette nuit sera la dernière. Peut-être aurai-je à riposter… Peut-êtrePeut-être. »   
Jerry se perdait toujours dans les Peut-être dès qu’il commençait. 

Après deux heures de concert, Jerry revint au bar, noyer ses soupçons dans d’autres mojitos. Il revit sa plage aux Caraïbes. Le saxo ça n’ira pas du tout avec ce décor, se dit-il, il faudra que j’apprenne à jouer du ukulélé. Il sourit un instant, tant qu’on peut sourire avec un bec, en pensant à ce qu’une connaissance lui avait dit, comme quoi le ukulélé est, de loin, l’instrument le plus facile du monde. Cette connaissance, une cane qu’il a aimée. Il se souvint d’elle et il lui vint des idées. 
« Barman, je veux plus de nappes en papier ! »
Pendant des heures il écrivit des paroles et de la musique. Il composa coup sur coup une vingtaine de chansons, du blues, du jazz, du rock, les plus belles de son époque, avec un saxo poignant à toutes les sauces, comme jamais saxo n’a été poignant. C’était du génie, il le savait. Il voyait les vinyles se vendre à la pelle et crépiter dans les oreilles de la ménagère pour la conduire aux larmes, et faire danser les jeunes jusqu’au bout de la nuit, et les faire s’embrasser, et les faire faire l’amour. Il voyait la courbe du taux de natalité prendre la tournure de la courbe des ventes. Ça marcherait, il en était sûr, et il serait riche et pas les autres. Sa reprise de Suspicious Minds on l’oubliera parce qu’il aura fait mille fois mieux, plus jamais il ne serait l’Ornithorynque Suspicieux, d’ailleurs il sentait ses soupçons s’évanouir, il se sentait refaire confiance au monde, à la vie, aux autres à mesure qu’il reprenait confiance en lui, à tel point qu’il offrit une tournée générale à tous les castors et tous les canards présents dans la salle. « A l’amitié ! Au saxophone ! Au ukulélé ! », hurlait-il en levant son verre. Pour la première fois, vraiment, Jerry était heureux.
Un canard dans le trafic d’armes le remercia de sa générosité en lui offrant une pastille bleu marine, que Jerry goba sans ciller. Mais, et c’était prévisible, Jerry l’avala de travers et connut le pire bad trip de toute l’histoire du Webbed foot. Sa paranoïa maladive revint au galop, et convaincu qu’on voulait sa mort il arracha son flingue au gangster et tira sur trois civils avant de se faire bourrer de plomb à l’unisson par tous les porteurs d’arme à feu du secteur.

Le carnage fit les gros titres et le Webbed foot fut rebaptisé Red sea, et devint le club à la réputation la plus sulfureuse de toute la région. Elvis, qui faisait aussi femme de ménage pour arrondir ses fins de mois, eut beaucoup de travail ce soir-là. Il s’apprêtait à jeter les notes de Jerry, quand il s’aperçut que c’étaient des chansons, et quelles chansons !
Elvis s’occupa de les interpréter, remplaçant toutefois le saxophone par une flûte à bec. Il devint riche et célèbre et s’acheta une villa au bord de la mer dans les Bermudes, avec piscine et bar à mojitos. 
Ironiquement, la dernière chanson de son album était une reprise de Suspicious Minds, dont le single fit un franc succès.



Texte par Arthur Ségard (retenez bien ce nom, bientôt il sera riche et célèbre!)

4 commentaires:

  1. Waouh j'adore cet effet sur les personnages! Et la lune derrière waouh ! Génial!

    RépondreSupprimer
  2. Ja ja, sehr professionnel. J'ai beaucoup à apprendre de vous. Et ce texte... tout me semble pourtant si nettement indigeste, dès lors que ça apparaît sur un écran! Mes compliments à M. Ségard.

    RépondreSupprimer

À toi qui a la gentillesse de me laisser un commentaire : clique sur l'image, cela fera apparaître une image bonus! :D